« Je l’ai dit à la police : l’Académie de la Cura Sama est la seule chose de bien que j’ai faite dans ma vie », José Luis García Rúa.

Poète, Philosophe, professeur d’Université, les qualificatifs ne manquent pas pour définir José Luis García Rúa. Je retiendrai celui qui conditionna toute son existence, jusqu’à son dernier souffle : José Luis García Rúa était un militant.

Né à Gijón en 1923, José Luis voit le cadavre de son père assassiné par les franquistes à Oviedo. Il n’avait que 13 ans. Accompagné de ses deux frères, à l’âge de 15 ans, il a connu les camps d’Argelès-sur-Mer  et Barcarès.  Puis il rentra en Espagne pour s’occuper de sa mère et de sa sœur invalide. Il multiplia les petits boulots pour gagner 6 pesetas par jour. Il travailla dans le bâtiment, dans la métallurgie et dans les mines. Il finît par obtenir une bourse pour des études, ce qui lui permît de nourrir la famille. C’est ainsi qu’il devient professeur de Philosophie. Il rencontre sa compagne en Allemagne alors qu’il est embauché comme lecteur puis revient en Espagne. Il crée à Gijón une académie populaire (de la Cura Sama, le nom de la rue où elle se situe) destinée aux ouvriers, qui devient un centre de résistance au franquisme et qui est fermée par la police en 1965, après 6 ans d’existence. Persécuté par les autorités franquistes et l’Opus Dei, il avait été expulsé de l’Université d’Oviedo, deux ans auparavant. En 1969, il crée les Communes Révolutionnaires d’Action Socialiste dont il se sépare pour adhérer définitivement à la CNT, quand celles-ci se déclarent marxistes.

En 1970, il est interpellé : « Pendant l’état d’urgence de 1970, ils m’ont emmené au poste de police et il y avait Ramos. Il n’a pas pu ne pas me frapper. Après m’avoir mis son poing dans la figure (…) il a dit, «vous êtes un mendiant social». J’ai pensé : «Merde, cet homme a vu juste » ». Pour desserrer l’étau, il part s’installer à Cordoba de 1971 à 1975.

Il joue un rôle majeur dans la reconstruction de la CNT durant la période de la transition démocratique. Constat lucide et sans complaisance de ce qu’a été la « transition démocratique » espagnole, il rappelait dans un livre que plus de la moitié des Espagnols n’approuvèrent pas (par un vote contre ou par abstention) la nouvelle constitution postfranquiste. La droite et le PSOE l’entérinèrent en se mettant d’accord pour ne plus évoquer la guerre civile et les questions qui fâchent, seul moyen pour les socialistes d’avoir une chance d’accéder au pouvoir, ce qui finit par arriver (en reconnaissant la monarchie et en considérant le système politique en place comme «n’étant pas une démocratie mais fonctionnant comme telle »). Secrétaire régional d’Andalousie, il va s’affronter à la tendance possibiliste. Secrétaire Général de la CNT de 1986 à 1990,  alors que la CNT espagnole a beaucoup souffert de la scission avec la CGT, il mène le combat qui permet à la CNT de conserver son sigle et son patrimoine face aux scissionnistes. Il est directeur du journal CNT de 1992 à 1995 et de 2001 à 2003 durant des périodes où il fallait remettre le journal à flot. Il devient secrétaire de l’Association Internationale des Travailleurs de 1997 à 2000 quand celle-ci est en pleine crise. A chaque fois que l’organisation a eu besoin de militants sûrs, dans des périodes difficiles, elle a pu compter sur García Rúa.

Notre rencontre date du début des années 1990 qui a été une période cruciale dans l’histoire de notre internationale. Avec la chute du mur de Berlin, nous avons vu réapparaître bon nombre de sections dans les anciennes dictatures “communistes”. C’est aussi le moment d’une grande offensive pour récupérer l’AIT de la part de la tendance possibiliste qui gravite autour de la SAC suédoise et de la CGT espagnole.

En France et en Italie, cette tentative s’est soldée par des scissions (la CNT Vignoles et l’USI Roma) et l’AIT devait choisir qui étaient les véritables sections de l’AIT. Deux lignes s’opposaient : une tendance possibiliste qui voulait participer aux élections syndicales en affirmant que c’était le prix à payer pour avoir de la crédibilité syndicale et devenir un syndicat de masse ; la seconde, la tendance maximaliste, affirmait que le seul syndicalisme qui puisse être utile à la classe ouvrière est celui qui refuse tout compromis avec le système.

Mais l’information passait mal, surtout en Espagne, car des militants partisans du rapprochement avec la CGT espagnole s’étaient placés dans les instances confédérales espagnoles et au secrétariat de l’AIT pour court-circuiter les informations et favoriser les contacts avec des groupes possibilistes dans l’AIT. Car ce n’est pas un débat ouvert que proposaient les possibilistes, pour que les militants fassent un choix en toute connaissance de cause. Une fois de plus, il s’agissait de manœuvres de couloir et le conflit français n’était que la pointe émergée de l’iceberg. Comme toujours, les compagnons maximalistes ne se méfiaient pas, trop occupés à militer sur le terrain et à développer l’organisation pour imaginer que, dans leur dos, des bureaucrates organisaient des magouilles. C’était le début d’un travail de sape qui affaiblit encore la CNT espagnole aujourd’hui. José Luis a compris l’enjeu idéologique et le combat qui s’annonçait dans l’AIT.

Je garde la vision de cette double pages de CNT où le nouveau secrétaire de l’AIT, José Luis García Rúa, signait un article, “AIT, que pasa?“, qui sonna le réveil des maximalistes pour sauver leur internationale. Les bureaucrates disparurent aussi vite qu’ils étaient venus, les véritables sections de l’AIT furent reconnues et l’AIT repartie, une fois de plus, sur des bases saines.

Quand je pense à José Luis, cet article me revient toujours à l’esprit car, à l’époque, la situation semblait bien mauvaise et cet article nous a rappelé à tous, que la majorité des militants de l’AIT avait adhéré à ses principes et qu’en rappelant les principes, ils se lèveraient en masse pour les défendre et c’est pour cela que la tentative des possibilistes pour nous dérober cette organisation a échoué.

Lorsque je lui ai parlé des théories qu’avançaient quelques militants dans la CNT française, qui voulaient remplacer l’organisation par un réseau de groupes autonomes, voilà la réponse qu’il me fit : « [Ces théories] peuvent avoir des conséquences dangereuses et induire une espèce d’individualisme localiste, fragilisant l’action commune plutôt que de faire des accords qui engagent l’action de tous. Si ces propositions devaient se matérialiser, les promoteurs connaitraient les mêmes inconvénients localement, puis, dans une croissance souhaitable et prévisible de l’Organisation, dans les relations de la Fédération locale avec ses différents syndicats et entre eux et leurs sections respectives dans les entreprises (…). Cette attitude de localisme dispersif implique de renoncer à l’existence d’organes d’expression commune (journaux, magazines …), [qui] sont un outil indispensable de communication et d’expression commune (…). La lutte idéologique des temps à venir sera très forte et les médias sont, et seront encore plus essentiels. Mais il est clair que les confédérations nationales ou l’AIT ne doivent pas prendre d’initiatives qui ne seraient pas fixées par les syndicats confédérés. Elles ne peuvent agir que dans le cadre d’un « mandat impératif ». Je n’ai malheureusement pas le temps pour une analyse plus approfondie, mais j’ai toujours attaché beaucoup d’importance aux mots, et à la liberté par-dessus tout, et je suis inquiet de voir écrit que les « principes, tactiques et objectifs »  peuvent être l’objet « d’un débat indispensable et permanent ». Scientifiquement, il y a une distinction claire entre les principes et les théorèmes et les théorèmes successifs ne devraient pas être produits à partir de principes mais de théorèmes précédents, qui comprennent naturellement les principes. Mais la discussion des principes mêmes implique la discussion de tout le système théorique et pratique sous-jacent (c’est pourquoi ce sont des principes), de sorte que les mettre en permanence en question, c’est mettre l’Organisation dans la même situation, et j’ai du mal à imaginer quel type d’action sociale peut avoir une organisation qui s’interroge de façon permanente. Pour croire en l’action que l’on fait, on doit croire dans les motifs qui la soutiennent, et une mesure prise sans foi et sans fondement, j’ai du mal à imaginer l’impact qu’elle pourrait avoir. »

La démarche militante de José Luis était avant tout une démarche éthique, c’est de cela dont nous devons nous inspirer. Nous avons des combats à mener. Le plus importants de tous, le combat contre le capitalisme et l’Etat, s’accompagnent de combats idéologiques. Nous ne devons pas être naïfs. Ceux qui veulent modifier les stratégies ou la nature de nos organisations n’ont pas toujours des attitudes très éthiques. Cela ne nous donne pas le droit de faire de même, sans quoi nous aurons perdu, car nous ne serons plus nous mêmes. C’est ce que je retiendrai de mon ami José Luis, c’était un militant, un militant anarchiste, quelles que soient les circonstances.

Toujours avec toi, compagnon, pour l’anarchosyndicalisme et pour l’AIT.

Jipé.